Dans le fond de l'air comme un parfum d'aventure, et l'odeur des embruns qui restait longtemps, longtemps, dans la bouche. Siu eut du mal à réprimer un petit sourire naissant. Drôle de navire qui obéissait à son capitaine sans efforts, un nom d'équipe dont les origines se perdaient dans les méandres de l’imagination tortueuse de Niwang Béilong, un équipage hétéroclite, voilà qui promettait d'être haut en couleurs. Mais curieusement tout avait l'air de plutôt bien fonctionner jusqu'à présent. Elle n'avait pas eu d'hésitations à s'embarquer, trop heureuse de profiter de cette interruption momentanée dans ses fonctions de garde, pas pour autant libérée du poids de ses responsabilités. Elle n'avait pas renoncé à certaines commodités qu'elle jugeait indispensables...  sans pour autant en avoir informé ses compagnons de voyage. Ils n’avaient pas franchement eu le temps de fraterniser, et pour l’heure d’autres occupations accaparaient l’attention générale.

Ils finirent par accoster sur des rivages inconnus. Siuan ne se fit pas prier non plus pour mettre pied à terre, la navigation avait son charme, mais la mer n'était pas son élément préféré, elle était bien loin d'avoir le pied marin.

« à moins que quelqu’un ait une objection, je m’en occupe »

Elle recueillit parchemins, encre et plumes délicatement avec un regard à la ronde pour les trois autres. Son écriture n'était pas aussi belle que celle de Klaus, mais elle se sentait d’attaque pour se lancer à corps perdu dans cette aventure, et puis, elle avait été à bon école.

Pas de doute, on y était jusqu’au cou. Elle se demandait vaguement pourquoi il avait choisi ce nom d’équipe, mais sa réflexion fut avortée par la découverte de Shé. C’était vrai, le paysage avait beau être une véritable tentation exotique il n’en exhalait pas moins de légers relents de menace. Comme Siu était dotée d’une bonne humeur à toute épreuve, elle laissa cette considération se perdre avec la première. Peu lui importait, du moment que l’aventure se révélait trépidante. Elle roula soigneusement les parchemins vierges dans un tube de bois à fond plat qui s’attachait par le haut et le bas à une solide lanière de cuir brut. Elle détacha sa cimeterre, encore au fourreau, pour l’ajuster à son côté et fit rouler le réceptacle sur son dos, la sangle en travers de la poitrine à la manière d’un carquois. Henri regardait avec mépris les autres alter egos. Il avait une propension naturelle à rejeter tout ce qui lui inspirait de l’oisiveté et de la langueur, droit comme un piquet, toujours trop vaniteux. Pas encore très sûr de son opinion sur Huaishi, il faisait mine de l’ignorer tout en prêtant attention au moindre de ses faits et gestes. Qu’auriez-vous fait à sa place, en présence d’un prédateur naturel ?

Le groupe se mit en route. La végétation environnante n’avait rien en commun avec ce que Siu avait pu voir auparavant, difficile de dire si ces taches sporadiques de pétales et pistils aux couleurs criardes avaient l’air hostiles ou bienveillantes. Elle n’aurait pas été surprise si elles s’étaient répandus en une vapeur nauséabonde toute pareille à celle de geyser qui avait bien failli faire faire un sale tour de manège à Shé. Ils ne s’étaient pas encore suffisamment enfoncés à travers la forêt pour avoir à se frayer un chemin parmi la végétation. Les seules pistes qu’il était pour lors possible de suivre, c’était celles qui avaient été creusées par le fréquent passage d’on ne savait trop quoi (certainement une bête) et que l’on apercevait de temps à autre, du coin de l’œil, sous les fougères. Niwang, avançant d’un pas allègre, finit par rompre le silence que tout trois observaient depuis qu’ils avaient quitté le rivage, commandant comme par magie à une nuée d’oiseaux de s’envoler.

La nature du pouvoir de Siuan avait toujours été la cause d’un grand conflit intérieur. Elle avait du se faire entendre au moyen de la force, et cela plus d'une fois, par la faute de ce don qui paraissait si obsolète. N'était-ce pas avilissant de réduire les hommes à ce qu'ils étaient avant la chute de la lune ? Des êtres misérables, ridiculement faibles, contraints de se battre avec leurs poings, et qui de surcroit ne pouvaient pas profiter de la bénédiction de Solorin et marcher dans la lumière ? Elle secoua la tête, bien déterminée à ne pas laisser ces sombres pérégrinations lui saper le moral. Éludant comme si la question ne s'adressait pas elle, Siu lança un coup d’œil curieux à Shé, dans l'attente d'une réponse.

C’était tout de même drôlement curieux ces sentes qui s’enfonçaient plus en amont dans l’île. Elle commençait à se dire qu’elle avait peut-être déjà vu ça quelque part, mais impossible de se rappeler quand et où. Son esprit se jouait d’elle. Siu esquissa un mouvement pour prendre le matériel d’écriture et promena son regard à la ronde. Rien que la même végétation aux tonalités improbables, sans variations, sans originalité. Ce qui lui avait paru délicieusement nouveau commençait à devenir banal. L’hébitude rendait les regards mornes. Elle prêtait une oreille distraite à ce que disait Niwang, elle se sentait un peu honteuse de se cacher de cette façon, et les bravades de Shé n’allaient qu’en confortant son opinion.

Quelques bribes de sa formation lui revenaient progressivement. L’idéal aurait été de se soustraire à ces tremblements incongrus, de s’élever le plus haut possible pour délimiter les contours de l’île sur le parchemin. Ils pouvaient errer ainsi indéfiniment ou tenter de grimper dans ces arbres afin d’évaluer l’ampleur de la tâche qui les attendait. Comme s’il avait précédé ses pensées, Niwang fit s’élever un morceau de terre sous leurs pieds, ils prirent de l’altitude. C’était agréable de ne plus subir ces vibrations spasmodiques. Siuan eut un regard pour Shé, sur son tatou, la tension montait entre les membres de l’équipe. Noir de poix, fumée caractéristique, ça, c’était des montagnes de mauvais poil, pas du tout le type d’habitat qu’ils étaient habitués à côtoyer. Les fumées épaisses obstruaient la vue au nord, on pouvait depuis cette situation discerner avec peine les rives est de l’île. Elle esquissa quelques tracés brefs pour se faire une idée, il leur faudrait prendre d’avantage de hauteur, en espérant que le capitaine tiendrait bon.

A quelques kilomètres, en direction des montagnes, la végétation compacte semblait céder la place à des landes clairsemées. Probablement les cicatrices de coulées de laves antérieures. Au moment où elle se fait cette réflexion, un cri aigu leur vrilla les tympans tandis qu’en quelques battements de leurs ailes majestueuses un petit groupe d’oiseaux les distançait. De là où ils se trouvaient, Siu aurait juré qu’ils étaient bleus, d’un bleu dur pour certains, déclinant au turquoise pour d’autres. Tailles appréciables, becs proéminents de la couleur de l’ivoire. Elle les regarda s’éloigner, capturant autant de détails qu’elle le pouvait dans son esprit afin de les répertorier plus tard. Niwang sembla décidé à ne pas rester sur l’échec de sa première question. L’institut d’étude des dragons, Klaus lui en avait parlé quelques fois, ce n’était pas rien. « j’ai prêté serment, je fait partie de la cohorte de Solorin et serais son serviteur probablement jusqu'à ma mort. » lâcha t-elle en toute simplicité.