Chantonnant tout bas d'une voix irréelle, le jeune homme faisait sa toilette dans la petite salle nue qui lui servait de salle de bain. Frottant contre sa peau claire une éponge rêche, il effaçait peu à peu la crasse de la journée. De la suie de lorsqu'il avait nettoyé les cheminées, une bonne pellicule de transpiration accumulée aux heures de pointes, de la boue séchée qui s'était infiltré dans les croûtes de ses plaies les plus récentes, notamment celles des genoux formées deux jours auparavant à cause d'une mauvaise chute… Trempant l'éponge dans le seau d'eau froide, il frotta en usant de sa souplesse naturelle son dos maculé de cicatrices de tout âge. Il effleura une clavicule voyante, suivi sa colonne vertébrale, passa doucement sur un bleu récent près du rein gauche… Il n'était assurément pas l'homme le mieux traité du royaume mais jamais ne lui était venue l'idée de s'en plaindre – on ne se plaint pas dans sa condition. Sans les agressions de la vie quotidienne, son épiderme seul attirerait les hommes par sa délicatesse et sa pâleur aux reflets dorés ; les demoiselles quant à elles auraient envié la finesse de ses articulations. On aurait discrètement parlé de ses lèvres un peu trop pulpeuses pour un homme et gloussé en passant à ses doigts de fée. Certains d'ailleurs passaient outre sa situation pour en profiter et jamais il ne grimaçait face à tant d'impureté. On les reconnaissait, ces gens-là, par leurs regards vicelards et le nouveau nom qu'ils avaient donné à cet esclave qu'on s'étonnait à voir encore debout, lui que le moindre poids semblait suffire à effondrer.
Il n'était pas fort, ce jeune homme qu'on s'acharnait à nommer Li, mais quelle endurance ! Du matin au soir il prenait soin de l'Empereur avec douceur et discrétion sans jamais lui faire défaut.
Jamais.

Enfin sa toilette terminée, il vida et rangea le seau et put enfin rejoindre sa couche. Cette nuit-là les rayons du clair de lune s'infiltraient par la fenêtre mal isolée, lune que la plupart des nobles n'avaient pas le loisir de contempler, tous vautrés dans leur sommeil à une heure si avancée. Chandra dormait peu, par nécessité, mais faisait visiblement partie de cette extrême minorité qui n'avait guère besoin de plus de quatre à cinq heures de repos. Ce qu'on savait moins, c'est que cette qualité était en réalité liée à son don. Il se débrouillait pour dormir huit heures en quatre heures juste en se réveillant une fois pour retourner à l'heure du coucher. Plus encore, son pouvoir lui servait quelquefois pour enfreindre les limites de ses droits quasi-inexistants et s'adonner à son activité préférée : la lecture. Ayant reçu suffisamment d'éducation pour savoir lire, écrire, calculer et réciter (presque) par cœur les précédents empereurs de Kwaidan, il ne cessait de se cultiver, à son rythme, pendant le temps libre qu'il se créait lui-même sans le partager à personne ; ou bien préférait déguster un nouveau recueil de poèmes. S'il se faisait prendre, un petit saut dans le passé résolvait ses soucis. S'il devait disparaître aussitôt de l'aile est pour qu'on le retrouve dans son dortoir la minute suivante, multiplier par plus de cent la durée de chaque seconde lui suffisait amplement. Visiblement rapide comme l'éclair, personne ne le voyait alors déambuler dans les couloirs à cause de limites oculaires qu'il avait bien fini par remarquer de lui-même.
En résumé et grâce à son don, Chandra était l'esclave le plus libre du royaume et peut-être du monde entier. Étrange alors qu'il préfère demeurer dans sa condition, subir les quelques maltraitances régulières que certains amis du clan Liang lui infligeaient, et surtout servir à chaque instant son maître et lui laisser posséder tout droit de vie et de mort sur lui que même son don ne pouvait pas annuler. S'il en avait bien assez dans le crâne pour se construire des opinions, jamais il ne se permettait de froisser son Altesse ou sa famille, jamais il n'osait exprimer le moindre de ses avis.
Il préférait cacher son jeu.

Songeur, il esquissa un sourire solitaire lorsqu'il se rappela l'enfant provocateur et insoumis qu'il avait été bien avant son « adoption » par la famille impériale.